Ses plus grands rôles, sa famille, ses fantômes: Catherine Deneuve se confie à Philippe Lançon

De cette légende vivante, qu’ignore-t-on encore ? Il fallait tout le talent de l’auteur du Lambeau pour déceler chez Catherine Deneuve des facettes inattendues de sa personnalité. Un portrait hors normes où s’invitent monuments du 7 e art, fantômes prestigieux, et même un chien de star.
Catherine Deneuve
Catherine Deneuve, photographiée par Hidiro.Hidiro

– Tu vas voir la grande Catherine ?
Je dis que je vais rencontrer Catherine Deneuve pour voir les réactions.

Elles m’informeront peut-être sur ce qu’il reste de sa présence dans l’imaginaire des gens. De ceux à qui je le dis, en tout cas. Comment faire son portrait sans confronter son regard à ceux des autres ? Quelles actrices françaises ont tenu d’une main aussi intuitive et aussi ferme, de bout en bout, par-delà les images et les mots, leur carrière et leur vie ? Jeanne Moreau. Isabelle Huppert. Et puis elle. Tu vas voir la grande Catherine, je l’ai entendu plusieurs fois. J’ai aussi entendu : Deneuve, c’est la Française. Philippe Labro avait titré comme ça une master-class qu’il lui avait consacrée. À la française ? Un ami le dit autrement : « Comme tous les Français, je suis un fan de Catherine Deneuve. » Comme tous les Français ? Pour savoir ce qu’est la Française, et qui sont ses fans, il faudrait savoir ce que sont les Français. Jusqu’à quel point ont-ils changé ? Peuvent-ils, dans leur majorité, rêver encore d’eux-mêmes à travers cette blondeur, cette vivacité, cette élégance, cette inexpressivité sauvage et princière que Buñuel et Truffaut ont si bien utilisée, magnifiée, cette silhouette moitié marbre moitié volcan, vernie par la vitesse et la distance, qui a hanté cinémas et télés ? Je ne sais pas.

J’avais lu beaucoup de ces entretiens où elle ne dit à peu près rien, sinon toujours la même chose. Cela semblait une marque de son naturel : décevoir ceux qui attendent une certaine forme de soumission à l’ordre des interviews. « Jean, étonne-moi ! » disait-on à Cocteau. Catherine n’étonne pas, pas comme ça. Sa vie et ses expressions passent par des portes dérobées. Par les regards, les actes, les gestes, plus que par les phrases.

Catherine Deneuve, en couverture de Vanity Fair.

Nous sommes chez Lili Wang, un restaurant parisien chinois et chic, aux lumières tamisées, où l’on peut dîner et discuter en paix : elle a choisi l’endroit. À un moment, un homme s’approche. Il a un visage maigre, fendu par un sourire extatique et gêné. Ses yeux sont plissés, ses sourcils très dessinés, un peu comme ceux d’une sorcière. Il se penche légèrement vers elle, comme un serviteur devant Peau d’âne, et dit d’une voix feutrée : « Madame Deneuve, je voulais vous dire que je suis un de vos grands admirateurs. Je suis très ému de vous rencontrer. Je suis consul honoraire au Nouveau Mexique où, je crois, vous êtes allée. Si vous y revenez, sachez que vous y serez toujours la bienvenue. » Elle a une ébauche de sourire effarouché. Catherine semble toujours effarouchée par tout ce qui fait intrusion, les bruits, les corps, les questions. L’homme s’en va. Elle se tait, tripote son bracelet doré. Que dire ? Rien. Je lui demande : « Quand êtes-vous allée au Nouveau Mexique ? »

– Oh, je ne sais plus. C’était un festival, j’allais présenter un film de Buñuel. Le Mexique... L’organisateur était un homme formidable. Il s’est tiré une balle dans la tête. C’est triste.
– Mais je crois qu’il a parlé du Nouveau Mexique, pas du Mexique.
– Ah oui ?
– Je me trompe peut-être. Vous avez compris quoi ?
– Je n’ai pas écouté. Je le regardais.

Libertine

Catherine, c’est ça : un regard avant tout. Immédiat, violent, animal. C’est également une musique. Les mots se retirent devant la voltige, le débit, l’humeur et le non-dit qu’ils dégagent. Comme au moment où, dans la rue, lorsqu’on se tourne pour voir qui portait le parfum qu’on a senti, la silhouette a disparu. On écrit avec ce qu’on n’écrit pas. On parle avec ce qu’on ne dit pas. On joue avec ce qu’on ne joue pas.

Tandis qu’on parle, un petit chien pleure, à quelques tables de la nôtre, là-bas dans la pénombre. À chaque jappement, Catherine sursaute, se tourne et redresse vivement son visage et son cou : une marmotte aux aguets. Encore une intrusion. Au troisième jappement, la propriétaire du chien s’approche, souriante et gênée, elle aussi. Elle est mince, longue, sans âge, tendue par une certaine grâce, avec une petite tête pointue d’animal et de jolis yeux entourés de rides, légèrement bridés. Elle sourit.

– Bonsoir Catherine. Je suis désolée, j’espère qu’il ne vous dérange pas. Il a trois mois, c’est la première fois que je l’amène au restaurant et il pleure. Je n’aurais pas dû.
– Non, pas du tout.

Elles parlent chien. « Vous pourriez enlever la laisse ? » dit Catherine, qui n’en a jamais supporté aucune. « Oh non, dit la femme. Il est trop jeune, il irait n’importe où dans la salle. » « Ah, vous croyez ? » Quelques mots encore, puis la femme retourne à sa place avec son chien.

– Vous l’avez reconnue ?
– Elle me dit quelque chose, mais…
– C’est la chanteuse qui a eu tant de succès dans les années quatre-vingt, vous savez…
Elle fredonne : « Je, je suis liberti-ne... »
– Mylène Farmer ?
– Voilà, c’est elle.

Quelques jours plus tôt, dans le café parisien où nous nous étions vus pour la première fois, elle avait commencé par une tirade sèche contre la sanctification de #MeToo et de certaines de ses égéries. Je résume : elle les trouve souvent pesantes, parfois hypocrites, toujours plaintives. Elle se souvient alors de l’une d’elles sur un tournage, jeune, joyeuse, profitant de tous et de tout, et qui maintenant fait croisade, repeignant sa foire aux vanités en illusions perdues. Mais déjà elle enchaîne et me parle vite, pour la chasser comme une mouche, d’une longue série que Le Monde lui a consacrée en 2020 sans pouvoir la rencontrer. Son rapport au cinéma, aux amours, à la famille, au féminisme, à l’argent... Elle a oublié le nom de la journaliste, tant mieux, et conclut : « Celle-là, si je la croise, je lui balance un verre ! » Nous buvons nos chocolats. Le café est petit, quelques tables collées à la vitrine et, dans ce beau quartier, sans confort ni grâce particulier, elle dit : « Je l’ai choisi parce que je n’y ai aucune habitude. Je passe devant, parfois j’y achète quelque chose, c’est tout. Pour la première rencontre, je voulais un endroit neutre. » Elle vapote. Dehors, il fait froid. Elle a gardé sa fourrure. Sur son chemisier noir, il y a un petit cheval doré. Elle porte le bracelet doré, avec un rectangle qui pourrait contenir un microfilm, un secret. Sa grande chevelure épaisse lui fait une crinière.

Entre fantômes

Catherine a 81 ans, mais n’a rien d’une vieille dame. Quelque chose de solide, de puissant, de nerveux, de campé, l’éloigne de tout ce qui pourrait la rétrécir, en faire une victime de l’âge, des hommes ou de la santé. Un instinct musculaire désactive la vulnérabilité qu’on sent. Buñuel, dans ses lettres, l’appelle « Catherine » quand tout va bien, comme sur le tournage de Tristana (1970), à Tolède. Quand ça se passe mal, comme sur le tournage de Belle de jour (1967), à Paris, il l’appelle « la Deneuve ». Avec qui suis-je ? Catherine ou « la Deneuve » ?

Dans Yokai – le monde des esprits, le film d’Eric Khoo qui sera en salle le 26 février 2025, elle joue une star internationale de la chanson qui vient donner un concert au Japon. Elle chante en robe fuchsia un air mélancolique, genre fin de carrière, composé par Jeanne Cherhal. « Passage à vide, rideau tiré... » Après le concert, elle meurt très vite, seule, dans un bar, tombant la tête en avant sur le comptoir, dans une scène qui rappelle le dernier plan du Goût du saké, d’Ozu. À peine mort, son personnage revient comme un fantôme pour le reste du film. Elle est présente, elle est absente, on ne sait jamais où se trouve une actrice comme elle, enfer ou ciel, qu’importe, mais ce que dit la chanteuse encore vivante, Catherine pourrait le signer.

Un journaliste demande à la chanteuse comment elle a réussi : « C’est arrivé, c’est tout. Il faut savoir entendre la musique d’une façon ou d’une autre. Soit on y arrive, soit on n’y arrive pas. Et moi, j’ai eu la chance de pouvoir la comprendre. » Lui : « Vous avez dit une fois dans une interview que votre célébrité semblait prédestinée, comme si le destin vous avait désignée. Vous ressentez toujours cela aujourd’hui ? » Elle : « Je crois que les choses se produisent parfois sans qu’on puisse les contrôler. C’est une chose d’avoir un don pour la musique, et c’est autre chose de pouvoir le développer. On ne fait rien sans faire des sacrifices à un certain niveau. » Lui : « Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? » Elle : « Tout ça c’est du passé, mais... pourquoi ne pas parler du concert de demain ? » Il l’interviewe comme on interviewe « la Deneuve », avec le même résultat. Dans le film, le personnage s’appelle Claire Émery. Celui des Parapluies de Cherbourg (1964) s’appelait Geneviève Émery. Catherine revoit-elle ses vieux films ? « Parfois, quelques minutes, quand ça passe à la télé. » Est-ce encore bien elle ou un fantôme ?  « C’est moi... et c’est détaché. » De chaque tournage, elle conclut : « Quand c’est fini, c’est fini. »


Dans Yokai – le monde des esprits, Catherine Deneuve est Claire Émery, ne chanteuse célèbre qui s'envole pour le Japon pour un dernier concert à guichets fermés. Dès la fin de son show, elle meurt. Son personnage reviendra tel un fantôme, hanter les jours et les nuits de Yuzo, son plus grand fan.

laurent champoussin
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laurent champoussin
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En 2019, peu avant la pandémie, elle tournait dans un hôpital de banlieue le film d’Emmanuelle Bercot, De son vivant, quand elle a fait son AVC. Elle l’a senti venir. « J’ai eu des hésitations sur mon texte, des trous de mémoire. Je l’ai dit. Ils se sont tout de suite rendu compte que quelque chose n’allait pas et ils ont réagi. » On l’a soignée à Rothschild, très vite, puis elle a passé trois semaines aux Invalides, où j’ai moi-même passé six mois en 2015, où je suis souvent retourné. « C’est là-bas que j’ai lu votre livre, Le lambeau, me dit-elle. Autour de moi on me disait, ne lis surtout pas ça, ça va te déprimer. Je l’ai lu et ça a été tout le contraire, ça m’a fait du bien. » Je n’avais pas imaginé qu’écrire ce livre puisse un jour fortifier une femme dont certains rôles m’avaient tant marqué. Aux Invalides, elle ne se sentait pas bien. Elle aimait la beauté du foyer, d’où l’on voit la coupole dorée, mais « voir tous ces jeunes hommes blessés, amputés, ces militaires dans cet état... Il y en avait un qui était toujours allongé sur le dos, sur un brancard, il ne pouvait plus marcher. Il avait fait un saut et son parachute ne s’était pas ouvert. Il regardait le ciel, la coupole et il fumait. Il était beau. Voir ça, c’est difficile. » Plus tôt, elle m’a parlé d’autres hommes, les raboteurs de parquet peints par Caillebotte. Elle venait d’aller voir l’exposition au Musée d'Orsay : « Voir ces hommes torses nus, à quatre pattes, dépeints de manière... Il les regarde, Caillebotte... et ça dégage une force incroyable. »

Par hasard, elle et moi avons eu le même masseur, Paul, qui était aussi celui de mon ami Simon Fieschi, gravement blessé le 7 janvier 2015. Simon s’est retapé autant qu’il pouvait aux Invalides, parallèlement à moi. Il est mort le 17 octobre dernier, à 40 ans. C’était chez lui que Paul me massait. Et c’est chez lui que Paul, un jour, m’a dit que Catherine me saluait. Les accidents et les maladies, c’est parfois comme les tournages : ça crée des liens, même à distance. Comme entre fantômes. On partage le même vase clos, peut-être la même volonté de vivre. Et, finalement, les mêmes souvenirs, d’un côté de l’écran et de l’autre. Celle qui saluait le blessé que j’étais portait en elle tous les rôles que j’avais aimés.

Catherine a dit, il y a longtemps, que les deux dont elle se sentait la plus proche étaient deux héroïnes en vase clos : celle de Tristana, celle de Répulsion. La jeune femme victime d’un vieillard et qui finit par le sadiser en retournant contre lui la haine ambiguë qu’il lui inspire ; la jeune manucure qui devient folle, voit le sol se fissurer et tue l’homme qui voulait la violer. Pense-t-elle toujours la même chose de ces rôles ? « Je n’ai pas beaucoup changé d’avis. Ni sur les films, ni sur les amis, ni sur rien. » Buñuel ? « Avec lui, c’était très strict. À mon avis, les acteurs, ça l’emmerdait un peu. Dans Belle de jour, il y avait des scènes que je ne voulais pas faire. La nudité ne lui posait pas de problème, moi si. Tristana, c’était différent. Le fait de retourner en Espagne, ça le rendait heureux. Je ne demandais pas trop d’explications. Je le vois encore en train de me dire : et surtout, ne souriez pas, hein ! » Polanski ? « Si j’avais rencontré Roman plus tard, ça aurait peut-être été différent, ça m’aurait énervée. Il était très directif. Avec lui, c’était plus des choses qui se passaient que des choses qu’on disait. C’est un film qui nous a soudés, Répulsion. Mais pour moi, le meilleur film qu’il ait fait, c’est Chinatown. »

« Votre chien ne me dérange pas, mais vous pourriez lui enlever sa laisse ? »

Hidiro

Catherine continue de travailler sa mémoire, avec un orthophoniste. Il lui arrive de chercher les noms, son portable lui sert de béquille, mais c’est sans importance, la musique est là et le sens se glisse entre les mots. « C’est bizarre, me dit-elle, plus le temps passe, plus les choses du passé, de l’enfance, sont là. Par exemple, le jour où ma mère est partie pour le sanatorium. C’était horrible, on l’a emmenée, je regardais par la fenêtre, j’avais sept ans, je pourrais décrire exactement cette fenêtre, sa taille, son encadrement, la lumière, tout. » Sa mère a passé un an ailleurs. « Mon père s’est occupé de nous quatre, très bien, il se levait tôt pour préparer le petit-déjeuner, il nous habillait, nous amenait à l’école. » Une femme l’aidait, que les sœurs appelaient « tante », bien qu’elle ne soit absolument pas leur tante. Elle se souvient d’être allée voir sa mère, là-bas : « Elle m’avait offert un bébé en celluloïd, mais on l’a saupoudré avec je ne sais quoi, il a fallu le nettoyer. J’adore les bébés, mais je n’aime pas les poupées. Et j’aime beaucoup les rongeurs, tous les rongeurs. Les lapins, les castors, les souris, les rats... J’avais une souris quand j’étais enfant. Elle s’appelait Bunny. » Elle a un chien, Jack. C’est un shiba, âgé de 13 ans. Entre le chocolat au café et le dîner au restaurant, je les ai vus, tous les deux, par hasard, un dimanche matin, place Saint-Sulpice. Elle avançait d’un pas solide, en fourrure, crinière au vent, avec une énorme pile de journaux sous les bras. On la connaît dans les salles du quartier : elle va beaucoup au cinéma. Depuis le Covid, elle regarde aussi des séries.

Il y a longtemps, elle tenait un journal. Elle n’en tient plus : « J’ai la phobie d’être lue. Très jeune, j’ai eu une histoire avec un garçon. Ma famille connaissait la sienne, elle l’accueillait, mais notre histoire était cachée. Un jour, j’ai compris que ma mère avait lu mon journal : elle lui a dit que c’était la dernière fois qu’il venait ici. J’étais horriblement choquée, j’ai mis un temps fou à le revoir, tout ça posait un tas de problèmes. On s’est revus, et puis il a dû partir pour l’Algérie. Il était objecteur de conscience. Ça n’a pas été facile pour lui. Quand il est revenu, il avait changé. On s’est séparés. Je l’ai revu une fois, plus tard, et puis plus rien. » Dans Les parapluies de Cherbourg, l’amoureux de Geneviève part pour l’Algérie. Quand il revient, c’est fini.

On lui a cent fois demandé ce qu’elle aurait fait si elle n’avait pas été actrice. Derrière cette question, il y en a toujours une autre, dite ou pas : aurait-elle continué d’être actrice si sa sœur Françoise n’était pas morte dans un accident ? C’est au café que je lui pose la première question, sans vraiment le vouloir, parce qu’il le faut bien. Réponse : « Je serais peut-être devenue archéologue. » Elle se souvient des fêtes du début des années soixante, telles qu’on peut en voir dans Les cousins de Chabrol. Ceux de la bande qu’elle fréquentait avec son compagnon Roger Vadim pouvaient dire et faire n’importe quoi, le meilleur comme le pire, c’était sans gravité et sans lendemain : « Il n’y avait pas de gens qui fixaient, qui enregistraient, qui filmaient. » Elle a horreur de la délation, de l’anonymat. Un livre l’a touchée, récemment : La danseuse, de Modiano, « parce que ma sœur dansait beaucoup, ça m’a rappelé tellement de choses, de gestes, d’habitudes... Les chaussons... Et j’aime beaucoup ce secret qui reste à la fin. » Modiano a préfacé le livre tiré du film qu’elle a consacré à sa sœur.

– J’imagine que vous vous souvenez parfaitement de ce que vous faisiez quand vous avez appris sa mort ?
– Oh, bien sûr. J’étais sur le tournage de ce film, Benjamin...

Pièces détachées

Benjamin ou les mémoires d’un puceau, de Michel Deville. Je l’ai vu à la télé, adolescent. Je me souviens de Piccoli, de Clémenti. Certains disent qu’on voit le chagrin de Catherine dans son personnage, une pucelle qui finit par coucher, par dépit, avec un puceau. Bizarrement, je ne me souviens pas d’elle. Dans ce film, ce sont les hommes qui m’ont marqué.

– Au téléphone, je ne reconnaissais pas la voix de mon père... Je ne la reconnaissais pas. C’est Piccoli qui m’a...
La phrase s’arrête là. Écouter Catherine, parfois, c’est remplir une dictée à trous. L’émotion est dans les trous.
– Vous pensez souvent à elle ?
– Tous les jours. Tous les soirs. Il y a une photo dans mon bureau. Ce n’est pas elle quand elle était actrice, mais c’est tellement elle... Jeune fille jeune femme... Une très belle bouche, et les deux petits plis, là, aux coins... » Elle montre les commissures avec les doigts. « ... et ce regard doux... »

Nous buvons du jus de carotte au gingembre. Je pense aux films que je n’oublie pas. Ceux de Demy, Buñuel, Polanski, Rappeneau, Truffaut, Téchiné. Catherine était la femme qui allait vite, qui échappait, qui attrapait la lumière, les couleurs et la glace, plus que les mots. Puis elle devint la femme qui ralentit apparemment, avec l’âge, qui se pose dans ses passions, mais toujours celle qui ne déballe presque rien de ce qu’elle pense. C’est comme à Noël quand on est enfant et qu’on s’approche à l’aube du sapin, pendant que les parents dorment : dans la pénombre, l’emballage compte plus que le cadeau. Celui-là, il faut l’imaginer.

On a tant parlé de pudeur. C’est autre chose, plutôt une question de justesse : s’expliquer, se raconter, se justifier, ça sonne faux. Ce qu’elle dit de Belle du Seigneur, le roman d’Albert Cohen, suffit à l’expliquer : « Je me souviens d’avoir lu de gros livres, c’est agréable pendant les vacances. Au-dessous du volcan, et puis Belle du Seigneur... Ça, c’est une légende ! On m’a proposé deux fois le rôle. J’ai vu Cohen, il voulait me donner les droits... Mais c’est tellement lyrique... S’il est lu, oui, mais s’il est dit... Très difficile... presque ridicule... Il faudrait en faire une comédie musicale, enfin, pas vraiment, mais quelque chose comme ça... Honoré ferait ça très bien. » Catherine dans le rôle d’Ariane, bavarde parmi les bavards ? Merveilleux contre-emploi. Elle qui dit : « Je suis toujours étonnée par ces gens qui parlent de leur psychanalyse dans un dîner. C’est quelque chose de tellement privé. »

« François Truffaut, je suis allée le voir quand il était… Il est mort le jour de mon anniversaire. »

Hidiro

Quand elle accélère, il est presque impossible de noter ce qu’elle dit. Ce n’est plus une dictée à trous. C’est la maison des courants d’air. Une porte s’ouvre, le vent passe, l’oreille entre, mais avant que la conscience puisse la suivre, la porte claque, la phrase s’est envolée, le sens est parti, dans une autre pièce, il y en a tellement, c’est une grande maison sa vie, et la conversation continue comme ça, flash après flash, en pièces détachées. Des copeaux, taillés vite fait, qui flottent dans l’air, pour ne laisser soudain que la gangue. Je lui parle de la dernière apparition de Truffaut, à Apostrophes, peu de temps avant sa mort en 1984. Est-ce qu’on voyait la maladie, comme on l’a dit ? Ceux qui le connaissaient, sans doute. Elle écoute, plus ou moins. Elle est repartie vers cette fin, sans discours et sans date. « François, en quelle année c’était... Je suis allée le voir quand il était... J’y suis allée... Il était... » Le visage montre un instant, très bref, tout ce que la bouche ne dit pas, et puis la chute : « Il est mort le jour de mon anniversaire. »

En 1985, dans la revue Égoïste, Françoise Sagan a écrit un portrait d’elle très simple, mémorable. L’autrice de Bonjour tristesse, que Catherine a lu pour les éditions des Femmes, fait ce constat : « Selon leur degré de sympathie, la presse en général et ses interviewers en particulier parlaient de sa froideur ou de son mystère. Que la timidité et la réserve fussent considérées comme un mystère n’en était pas un, en tout cas pour moi à notre époque où, comme on le sait, l’exhibitionnisme des uns va au grand galop au-devant de l’indiscrétion des autres, et où l’intérêt de l’interviewé pour lui-même non seulement comble l’intérêt de l’interviewer mais très souvent le déborde. » Ce qui gêne Catherine, c’est cette manière ostentatoire et doloriste qu’ont tant de gens de donner à la société exactement ce qu’elle veut. Les héroïnes qu’elle a le mieux interprétées sont dépourvues de cette vertu. Radioscopie, France Inter, 1973 : « Pour moi, la trahison, ce n’est pas un drame, parce que la trahison, c’est une chose humaine. C’est une faiblesse que je peux comprendre, donc que je peux pardonner. » La liberté ? « Jusqu’à présent, je la prends et je ne la paye pas. » Ça n’a pas changé.

Poète russe

Tu vas voir la grande Catherine, l’expression ne venait pas de spécialistes de l’histoire de la Russie. Catherine y est allée, là-bas. C’était dans les années soixante-dix, Maxime Le Forestier faisait une tournée, « il était à gauche », elle sourit, de ce sourire très rapide et vite retranché, sauvage. Maxime Le Forestier était à Moscou et elle était là aussi. Elle ne sait plus trop les dates et à quoi bon vérifier, ce qui compte c’est l’atmosphère, les discussions, les rires, la vodka, et cet appartement où il y avait Marina Vlady « si belle avec ces yeux et ce visage, et son poète, comment s’appelle-t-il déjà... un grand poète, connu... pas Robert Hossein ! » Moi aussi, j’ai oublié ; mais l’ai-je su ? Je vérifie plus tard : le poète, c’est Vladimir Vysotsky. Grand chanteur, grand acteur de la contre-culture russe face à Moscou la gâteuse. Talent, alcool, tabac, nuits blanches. Mort à 42 ans. Il y a beaucoup de vivants et de morts qui passent dans l’existence au galop de la grande Catherine, les uns ne chassant pas les autres, mais se contentant, à un moment donné, d’occuper le devant de la scène.

La mort, comment ne pas y penser ? Après l’AVC, quand le Covid est arrivé, Catherine avait chez elle depuis quatre ans une employée philippine, Mildred. Un jour, alors qu’elle se promenait dans le périmètre du quartier, Mildred l’appelle. Elle ne se sent pas bien. « Je suis rentrée, je l’ai regardée, j’ai vu que c’était fini. J’ai appelé l’ambulance, ils l’ont emmenée, elle est morte en arrivant à l’hôpital. » Ses trois meilleurs amis ont disparu. L’un était spécialiste de poupées anciennes. L’autre était Jacques Wolfsohn, le directeur artistique de Dutronc et Hardy. La troisième s’appelait Marianne. Elle l’avait connue dans la « bande de la place d’Iéna », celle de Vadim, Marquand et les autres, au début des années soixante. Marianne a élevé ses enfants, n’a pas eu de métier. « Elle a perdu sa fille dans un accident, comme ma sœur. Ce chagrin nous a liées. Elle était tellement gentille, tellement douce. Elle avait vraiment une... Je ne sais pas si c’est le fait de ne pas avoir été confrontée à... » Son esprit est parti quelque part, dans un souvenir, très vite, très loin, là où les mots ne sont pas.